Fukushima – la peur au creux du ventre

Cet article n’est pas une interview à proprement parler. Plutôt un recueil de témoignages. Comme précisé ici, je donne des cours privés d’anglais et de français depuis quelques mois. Ces témoignages sont tirés de certaines de mes leçons. Et nous offre un précieux aperçu de l’état d’esprit actuel des Tokyoïtes.

Un sentiment commun : la peur.

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Témoignage 1

Tetsuya, la cinquantaine… Un homme étriqué, grand et maigre, à l’air timide. Cheveux grisonnant et clairsemés.

(traduit de l’anglais)

T : « Je m’appelle Tetsuya. Je suis boulanger. Et fait, mon travail, c’est d’enseigner à des personnes handicapés comment faire des gâteaux. J’habite à Saitama. »

Moi : « Pourquoi voulez-vous étudier l’anglais ? »

T : « En fait, j’aimerais déménager bientôt… J’aimerais partir à l’étranger. Ou plus loin au Japon. A cause de… comment dit-on en anglais… Le nucléaire ? »

Moi : « Ah… Oui, je vois »

T : « La situation à Tokyo est mauvaise… C’est pour ça que je veux déménager… »

Moi : « La situation est si mauvaise que ça à Tokyo ? Comment le savez-vous ? »

T : «  J’ai des chiffres, ici (tend un papier). Ca vient de ce site internet, si ça vous intéresse. Je pense qu’il est fiable. Il y a 4 niveaux de dangerosité. Concernant les 1ers, le gouvernement reconnaît le droit des habitants à évacuer la zone. Mais pas pour les niveaux suivants. Un ami, qui habitait à cet endroit, a déjà déménagé. »

Moi : « Et Tokyo ? Shinjuku ? »

T : « Vous habitez à Shinjuku ? Ha… C’est ici, vous voyez…Ce n’est pas surligné, mais ce n’est pas très bon quand même… Vous savez, en ce moment ils brûlent les déchets de Tohoku, laissés par le tsunami et le tremblement de terre. Ils les envoient un peu partout au Japon pour les incinérer. Ils disent que c’est inoffensif… Malgré tout, le taux de radioactivité a soudainement grimpé dans ces zones. »

Moi : « Vraiment » ?

T : « Oui… Ils en ont brûlé dans ma ville natale… Elle est fichue maintenant… Vous aussi, faites attention. C’est dangereux pour les jeunes femmes. Surtout quand elles décident d’avoir des enfants… Vous savez… »

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Témoignage 2

Tetsuro, la trentaine. Grand, costaud, le teint basané, joli sourire. Il fait penser à un méditerranéen, avec les yeux bridés.

(traduit du japonais/anglais)

T : « Je m’appelle Tetsuro. Je travaille dans les chantiers… J’aimerais améliorer mon anglais. Je suis débutant… »

Moi : « Enchantée ! Pourquoi souhaitez-vous étudier l’anglais ? »

T : « J’aime beaucoup voyager… Je veux parler anglais pendant mes voyages. J’adore par exemple l’Italie. Sa cuisine et son architecture. J’aime beaucoup la salsa aussi… »

Moi : « La salsa ? Ah moi aussi ! Mais… C’est plutôt l’espagnol qui pourrait vous aider dans ce cas ».

T : « Ahah, oui. Mais… La vraie raison, c’est que… J’aimerais pouvoir lire des journaux étrangers sur internet… Je pense que les journaux japonais ne nous disent pas la vérité.

Moi : «  Vous voulez parler de Fukushima ? »

T : «  Oui… J’aimerais pouvoir lire d’autres opinions, et chercher la vérité ».

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Témoignage 3

Masaru, la vingtaine. Grand, élancé, fashion, l’air arrogant. Quand il ne sourit pas, ses yeux un peu globuleux, son air sombre et ses dents de travers font penser à un vampire. Mais quand il rit, il ressemble à un gamin.

(traduit de l’anglais)

M : « Bonjour, je m’appelle Masaru… Je suis ingénieur. J’aimerais améliorer mon anglais. J’ai obtenu environ 750 points à l’examen du Toeic. »

Moi : « Vous avez déjà un très bon niveau !  Dans quel but souhaitez-vous parfaire votre anglais ?»

M : « J’aimerais… Si c’est possible… Aller travailler en Allemagne. Assez rapidement»

Moi : « L’Allemagne ? Pourquoi l’Allemagne ? »

M : « Je ne sais pas… J’aime bien l’Allemagne… J’y ai déjà été plusieurs fois. J’aimerais obtenir un niveau d’anglais suffisamment bon pour intégrer une entreprise là-bas. En plus, la qualité de l’air n’est pas très bonne à Tokyo… Il y a beaucoup de problèmes environnementaux…Vous savez, non… »

Moi : « Ah…Et puis en Allemagne,  ils diminuent progressivement le nombre de centrales nucléaires en activité… N’est-ce pas ? »

Masaru : « Oui. En effet, il y a ça aussi… »

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Je pense que ces témoignages parlent d’eux-mêmes. Et plus le temps passe, plus ce genre de témoignages se fait nombreux.

Et moi ? Moi je reste. J’écoute. Et je prends note…. La peur au ventre.

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14 commentaires pour Fukushima – la peur au creux du ventre

  1. migmoug dit :

    C’est très émouvant, ces paroles de Japonais. Leur inquiétude contraste avec le silence qui s’est installé après les 3 catastrophes. On n’en parle plus beaucoup. Je me souviens, lors du tremblement de terre, puis du tsunami, puis de l’accident de Fukushima, les chaînes d’info ont passé de nombreuses interviews des habitants. Leur calme apparent avait alors fasciné l’Europe. Leur flegme était peut-être aussi de la peur. Merci de ces témoignages depuis ce lointain pays…

    • Ary dit :

      Disons que ce genre de témoignages est assez précieux je pense, dans le sens où les japonais ne le crient pas sur les toits. Et n’en parlent quasiment pas. Ils tentent de rester dignes et courageux à l’extérieur. Mais la peur est là quand même…

      • Rill dit :

        C’est ce que je voulais rajouter. Il est tres rare d’entendre ce genre de témoignage, justement parceque beaucoup de gens n’osent pas dire qu’ils ont peur, ou qu’ils sont contre le nucléaire. J’ai plusieurs amis à Tokyo qui m’ont dit avoir des doutes, mais je dois dire qu’ici à Nagoya, je n’en ai jamais entendu parler !

      • Ary dit :

        Ben… Disons qu’il est prouvé qu’il y a du cesium dans l’eau potable à Tokyo par exemple. Et qu’il y a des risques de tomber de de la nourriture au taux de radioactivité plus haut que la moyenne.
        Il y a aussi cette fameuse piscine contenant 200 et quelques tonnes de combustible radioactif, à Fukushima, qui risque de s’effondrer au moindre typhon ou tremblement de terre.

        Mais c’est si facile d’oublier, quand on ne peut ni voir, ni sentir, ni goûter, ni entendre parler… Il faut rester sur ses gardes malgré tout. Et rester informé, dans la mesure du possible.

  2. en effet : enseigner renseigne !!
    Á tous mes amis au Japon GAFFE ……………

  3. Thomas dit :

    Les témoignages sont très intéressants. Mais les images sont de trop je pense.
    La peur au ventre d’un Français est-elle la même que celle du Japonais qui veut apprendre une langue pour avoir une autre possibilité, ailleurs ? Il y a LA un super sujet à creuser.
    Petits éléments à lire ici: http://gestion-des-risques-interculturels.com/risques/les-japonais-ont-peur-les-francais-paniquent/

    • Ary dit :

      Thomas, merci beaucoup pour ce lien. Il y a longtemps que je n’ai pas lu un article aussi juste et intéressant. Je n’ai absolument rien à dire sur cette analyse, qui a visé parfaitement juste. En effet, il est très difficile pour un français de comprendre cette capacité du japonais à maîtriser sa peur. Je suis également dans ce cas. Il s’agit là d’un réelle barrière culturelle. Merci encore

    • Ary dit :

      A vrai dire, je vous ai pris au mot. Je viens d’enlever les photos les plus anxiogènes. Je suis d’accord sur le fait qu’elles ne reflètent pas la peur des japonais, mais plutôt la mienne. Et ça ne rend pas l’article crédible.

  4. Poor Japan! Ça fait mal au cœur de lire ces témoignages, un ingénieur japonais qui souhaite immigrer vers l’Allemagne? :/

  5. Ping : Loi du secret : le Japon s’attaque à la liberté d’expression | Une fourmi à Tokyo

  6. Ping : Mon nouveau baito : prof de langues ! | Une fourmi à Tokyo

  7. Kukki dit :

    Sans doute que ce sont des japonais qui ne sont pas du genre à s’intéresser à l' »extérieur », mais il y a quand même un type de japonais, c’est celui qui veut aider Fukushima à sa manière.

    Je ne fais que retranscrire les paroles que j’avais entendu lors d’une réunion d’amitié France-Japon à Strasbourg il y a quelques années.

    Un homme avait une belle-sœur japonaise et son frère et lui-même avaient été choqué de voir que face à la catastrophe de Fukushima, lorsque la situation a commencé à soit-disant s’améliorer, la belle-sœur a décidé d’acheter des légumes venant de la préfecture de Fukushima ou de zones proches ! Cela afin de redynamiser cette zone détruite et afin de montrer son soutien.

    On était tous choqués dans la salle ! Mais en y repensant, cela me rappelle les kamikaze prêts à se sacrifier sans sourciller pour la patrie, et montre bien la différence fondamentale entre nos deux peuples, l’Etat-Nation, « famille » dont on ne représente qu’un morceau pour le Japon, face au soi occidentale.

    • Ary dit :

      Ca ne me surprend pas tellement, à vrai dire.
      Je crois même qu’il existait (peut-être encore maintenant ?) une forme de publicité dans ce sens là.
      Pour inciter les gens à faire confiance aux produits agricoles de cette zone, et pour soutenir les producteurs de la région.

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